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Topic: morceaux choisis
L’augmentation de la quantité d’argent qui circule dans un État, lui donne de grands avantages dans le commerce avec l’Étranger, tant que cette abondance d’argent y continue. L’État échange toujours par là une petite quantité de produit & de travail, contre une plus grande. Il leve les taxes avec facilité, & ne trouve pas de difficulté à faire de l’argent dans les cas de besoins publics.
Il est vrai que la continuation de l’augmentation de l’argent causera dans la suite par son abondance une cherté de terre & de travail dans l’État. Les ouvrages & les Manufactures couteront tant, à la longue, que l’Étranger cessera peu-à-peu de les acheter, & s’accoutumera à les prendre ailleurs à meilleur marché ; ce qui ruinera insensiblement les ouvrages & les Manufactures de l’État. La même cause qui augmentera les rentes des Propriétaires des terres de l’État (qui est l’abondance de l’argent) les mettra dans l’habitude de tirer quantité d’ouvrages des païs étrangers où ils les auront à grand marché : ce sont là des conséquences naturelles. La richesse qu’un État acquert par le commerce, le travail & l’œconomie le jettera insensiblement dans le luxe. Les États qui haussent par le commerce ne manquent pas de baisser ensuite : il y a des regles que l’on pourroit mettre en usage, ce qu’on ne fait guere pour empêcher ce déclin. Toujours est-il vrai que tandis que l’État est en possession actuelle de la balance du commerce, & de l’abondance de l’argent il paroît puissant, & il l’est en effet tant que cette abondance y subsiste.
On pourroit tirer des inductions à l’infini pour justifier ces idées du commerce avec l’Étranger, & les avantages de l’abondance de l’argent. Il est étonnant de voir la disproportion de la circulation de l’argent en Angleterre & à la Chine. Les Manufactures des Indes, comme les Soieries, les Toiles peintes, les Mousselines, &c. nonobstant les frais d’une navigation de dix-huit mois, reviennent à un très bas prix en Angleterre, qui les paieroit avec la trentieme partie de ses ouvrages & de ses Manufactures si les Indiens les vouloient acheter. Mais ils ne sont pas si foux de païer des prix extravagans pour nos ouvrages, pendant qu’on travaille mieux chez eux & infiniment à meilleur marché. Aussine nous vendent-ils leurs Manufactures que contre argent comptant, que nous leur portons annuellement pour augmenter leurs richesses & diminuer les nôtres. Les Manufactures des Indes qu’on consomme en Europe ne font que diminuer notre argent & le travail de nos propres Manufactures.
Un Amériquain, qui vend à un Européen des peaux de Castor, est surpris avec raison d’apprendre que les chapeaux qu’on fait de laine sont aussi bons pour l’usage, que ceux qu’on fait de poil de castor, & que toute la différence, qui cause une si longue navigation, ne consiste que dans la fantaisie de ceux qui trouvent les chapeaux de poil de castor plus legers & plus agréables à la vûe & au toucher. Cependant comme on paie ordinairement les peaux de Castor à ces Amériquains en ouvrages de fer, d’acier, &c. & non en argent, c’est un commerce qui n’est pas nuisible à l’Europe, d’autant plus qu’il entretient des Ouvriers & particulierement des Matelots, qui dans les besoins de l’État sont très utiles, au lieu que le commerce des Manufactures des Indes orientales, emporte l’argent & diminue les Ouvriers de l’Europe.
Il faut convenir que le commerce des Indes orientales est avantageux à la République de Hollande, & qu’elle en fait tomber la perte sur le reste de l’Europe en vendant les épices & Manufactures, en Allemagne, en Italie, en Espagne & dans le Nouveau Monde, qui lui rendent tout l’argent qu’elle envoie aux Indes & bien au-delà : il est même utile à la Hollande d’habiller ses femmes & plu sieurs autres habitans, des Manufactures des Indes, plutôt que d’étoffe d’Angleterre & de France. Il vaut mieux pour les Hollandois enrichir les Indiens que leurs voisins, qui pourroient en profiter pour les opprimer : d’ailleurs ils vendent aux autres habitans de l’Europe les toiles & les petites Manufactures de leur crû, beaucoup plus cher qu’ils ne vendent chez eux les Manufactures des Indes, qui s’y consomment.
L’Angleterre & la France auroient tort d’imiter en cela les Hollandois. Ces Roïaumes ont chez eux les moïens d’habiller leurs femmes, de leur crû ; & quoique leurs étoffes reviennent à un plus haut prix que celles des Manufactures des Indes, ils doivent obliger leurs habitans de n’en point porter d’étrangeres ; ils ne doivent pas permettre la diminution de leurs ouvrages & de leurs Manufactures, ni se mettre dans la dépendance des Étrangers, ils doivent encore moins laisser enlever leur argent pour cela.
http://fr.wikisource.org/wiki/Essai_sur_la_nature_du_commerce_en_général/Partie_III/Chapitre_1